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Une contextualisation du Kama-Sutra

19 Octobre 2014 , Rédigé par CC Publié dans #Shivaïsme yoga tantrisme

La pinacothèque de Paris organisant une exposition sur le Kama-Sutra ce trimestre, on aurait envie de dire un mot de l'intéressant article de Shaji George Kochuthara du St. John's Medical College de Bangalore, "Kama without dharma ? Understanding the Ethics of Pleasure in Kama-Sutra" paru dans Journal of Dharma 34, 1 (Janvier-mars 2009), 69-95.

L'auteur rappelle que la sensualité est sacrée en Inde déjà dans les Upanishad où le monde est le résultat de l'union sexuelle  de Prajapati et où un Upanishad considère les genoux de la femme comme un autel de sacrifice, sa toison publienne comme une prairie cérémonielle etc. L'acte sexuel comme le sacrifice renforce (ce qui est aussi le cas dans la tradition chinoise avec le système d'échange du Yin et du Yang). Ce qui est plus affirmé encore dans le shivaïsme. Cela vise à la fois les dimensions procréative et hédoniste de la sexualité. Le tantrisme promeut l'élévation spirituelle à travers la valorisation de l'union des principes mâle et femelle (purusa-praktri ou sakti).

Comme le souligne Kouchuthara "L'amour ou la communion personels ne sont pas du tout le but. Le partenaire est plutôt principe mâle / femelle, un moyen d'atteindre la réalisation spirituelle. Ainsi, dans certaines sectes, la pratique de choisir indifféremment le partenaire du groupe pour le sexe était recommandée".

Comme l'arthasastra est la science de la puissance et de la richesse matérielles (un peu au dessus de l'amour, dans l'échelle des buts), le kamasastra est celle de l'amour.

Mallanga Vatsyayana explique au début du Kamasutra que la science du dharma fut compilée par Manu, celle de l'artha par Brhaspati, celle du Kama par Nandi. Il se donne lui même comme un compilateur qui vient après d'autres et pose sa science au delà des prescriptions des ascètes, comme certains traités de science politique se placent délibérément au delà de la vertu. Son traité fut vraisemblablement écrit au IIIe siècle.

Si Vatsyayana se présente comme un yogi pour légitimer son oeuvre, celle-ci n'a jamais été reconnue dans des canons religieux. Son livre s'adresse à des lettrés oisifs (car il faut beaucoup de temps pour préparer les techniques sexuelles). Il respecte le mariage dans ses buts conformes au dharma et à l'artha (donner un fils qui sacrifiera pour son père, assurer du bien être matériel), qu'il préconise d'accomplir l'acte sur la base de l'amour affectif (on est loin du tantrisme sur ce plan là), loin de la polygamie des gens très riches. La femme est respectée et Vatsyayana attend d'elle qu'elle maîtrise 64 arts. Mais Vatsyayana reconnaît aussi l'intérêt de fréquenter les courtisanes (ganikas, des prostituées lettrées qui utilisent l'amour pour développer leur artha).

Comme le souligne Kochuthara, le Kama-Sutra n'est pas un traité érotique, mais un traité sur les plaisirs variés qu'hommes et femmes peuvent partager. A la différence de beaucoup de traités contemporains, celui de Vatsyayana souligne l'intérêt de la douceur dans la relation sexuelle, refuse de prendre modèle sur la sexualité animale et beaucoup de ses recommandations sont validées par la sexologie moderne.

Dans la hiérarchie des buts (purusarthas), Vatsyayana situe le dharma (la conduite droite) dans la jeunesse et l'âge moyen pour se libérer (moksa) de la transmigration de l'âme et se situe sous le dharma à égalité avec l'artha. Il ne croit pas que la kama puisse être contraire au dharma, puisqu'il faut du bien être physique (avec une analogie sexualité-nourriture) pour être dans la juste voie. Mais il faut juste que la recherche du dharma, de l'aryha et du kama ne se fasse jamais au détriment d'un des deux autres. Cela suppose donc une mesure. Aussi dans son ambition scientifique le Kamasutra n'oublie pas de poser des prescriptions sociales pour échapper à une tyrannie des passions et bien limiter la portée de ses analyses : "Les techniques sexuelles ne doivent pas être utilisées en tous les temps et sur ​​toutes les femmes. La méthode doit être choisie en fonction de  la partie du corps, de la région, et du moment".

L'excellent article de Kochuthara permet ainsi de situer le génie spécifique de Vatsyayana, qui n'est pas tant d'avoir valorisé la sexualité (celle-ci l'était déjà dans la tradition indienne, sacrée comme profane), mais d'avoir mis l'accent, sous un angle très analytique, sur ce qu'elle peut produire au sein d'un couple éduqué, relativement égalitaire et soudé par des sentiments sincères.

En terminant la lecture de cet article, je ne peux m'empêcher de songer qu'au moment de la rédaction du Kama-Sutra (à un siècle près disons, mais sur l'histoire de longue durée c'est contemporain), en Occident sous la dynastie des Antonins l'aristocratie romaine elle aussi mettait en valeur, pour la première fois dans l'histoire de l'empire, le modèle d'un couple relativement monogame, et, quoique moins égalitaire que celui du Kama-Sutra, lui aussi lié par l'amour. Ce genre d'approche, qui a finalement été consacré par l'amour bourgeois du XIXe siècle "éclairé" par la révolution hédoniste du XXe siècle, n'est pas si fréquent dans l'histoire de l'humanité.

 

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