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Articles avec #histoire des idees tag

De Maistre à l'origine de l'ultramontanisme

13 Mars 2022 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire des idées

Je n'y ai peut-être pas assez insisté dans mon livre sur Lacordaire, mais l'ultramontanisme vient tout entier de Joseph de Maistre dont Marin Ferraz jadis résumait ainsi la thèse :

"Sans doute les souverains ont tout intérêt à gouverner d'une manière équitable. Néanmoins il leur arrive parfois, sous l'influence de leurs passions, de se porter à de tels excès que leur, sujets se demandent ce qu'ils doivent faire en présence d'une tyrannie aussi monstrueuse. Ils se sont partagés sur ce point entre deux systèmes nettement tranchés. L'audacieuse race de Japhet, toujours avide de liberté, a chassé les princes qui prétendaient la tenir sous le joug, ou bien elle a opposé à leur puissance des lois restrictives. L'immense postérité de Sem et de Cham a pris à leur égard un tout autre, parti Faites ce que vous voudrez, leur a-t-elle dit quand nous serons las, nous vous égorgerons. De Maistre a le bon goût de préférer le système de l'Europe à celui  de l'Asie et de l'Afrique mais il juge pourtant qu'il n'est pas sans difficultés. C'est pourquoi il pose ce qu'il appelle le problème européen de la manière suivante Comment peut-on restreindre le pouvoir souverain sans le détruire ? On a bientôt dit : il faut une constitution, il faut des lois fondamentales. Mais qui les fera exécuter ? Celui-là, corps ou individu, sera plus puissant que le souverain, il sera le souverain lui-même et on n'aura aucune garantie contre l'abus qu'il pourra faire de son autorité. Si on est mécontent, on sera réduit à s'insurger contre lui. Or, c'est là, suivant de Maistre, un remède pire que le mal. Il devrait donc y avoir dans le monde quelqu'un qui pût, dans certains cas, dispenser les citoyens du devoir d'obéir à leurs princes. Or, qui aurait plus d'autorité pour le faire et pourrait le faire avec moins d'inconvénients que celui dont la puissance offre le caractère à la fois le plus général et le plus humain ? La puissance dispensante devrait être la puissance papale. Son intervention serait tout aussi naturelle que celle de la multitude et elle aurait infiniment moins de dangers. Il est naturel, en effet, que l'autorité religieuse prenne parti pour les opprimés, et elle ne peut manquer de le faire avec une prudence et une circonspection dont ceux-ci ne sont pas capables. A l'appui de cette théorie, notre auteur développe des considérations (...), sur le rôle que les papes ont joué au moyen âge, et s'attache à montrer qu'il a été extrêmement favorable soit au respect de là justice, soit au progrès de la civilisation".

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Mon dernier livre "Henri Lacordaire (1802-1861)"

6 Mars 2022 , Rédigé par CC Publié dans #Publications et commentaires, #Histoire des idées, #Christianisme, #Sainte-Baume, #Médiums

Vient de paraître chez L'Harmattan mon dernier livre "Henri Lacordaire (1802-1861), Forces et faiblesses d'un combat pour un renouveau chrétien". Il peut être commandé directement chez l'éditeur, chez un libraire de votre ville, sur une plateforme de vente quelconque en ligne (Amazon, Fnac etc).

Ce livre prolonge certaines interrogations (sur les magnétiseurs, sur la Sainte-Baume etc) ouvertes par mon livre de 2017 sur les médiums.

Voici la présentation de la quatrième de couverture :

Célèbre orateur sous la Monarchie de Juillet et la Seconde République, que le Tout-Paris se pressait pour entendre à la cathédrale Notre Dame, Lacordaire aura joué un rôle de premier plan pour réconcilier l’héritage catholique médiéval et la modernité laïque libérale héritée de 1789, dans un siècle progressiste et romantique partagé entre besoin de religiosité, nostalgie médiévale, humanisme néo-païen et confiance en la science.


Le présent ouvrage retrace l’itinéraire original de ce restaurateur de l’Ordre des Dominicains en France, initialement promis à une brillante carrière d’avocat, en le resituant dans le contexte des luttes politiques et philosophiques de son époque. Il examine les paradoxes de son engagement, ses succès pour le retour de l’Eglise dans une culture française déjà largement déchristianisée, mais aussi certains dangers des compromis qu’il passa avec les modes de son temps (comme la pratique du magnétisme ou la dévotion à Sainte Marie-Madeleine).

PS : Pour les gens qui habitent dans le Nord-Ouest de la France, je précise qu'une librairie à Rouen a décidé de le prendre en dépôt, il s'agit de La Procure, 20 rue Percière. Vous pouvez bien sûr pousser les libraires près de chez vous à le prendre en dépôt également, et à faire de même pour d'autres livres que j'ai écrits, l'éditeur ne fournissant guère d'efforts en la matière.

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Saint Jean Chrysostome à propos de l'obsession sexuelle

1 Mars 2022 , Rédigé par CC Publié dans #Christianisme, #Anthropologie du corps, #Histoire des idées

"L'homme épris d'une femme qui n'est pas son épouse, et l'homme qui passe son temps avec les prostituées est un ivrogne. Celui qui boit beaucoup ne peut marcher droit, ses propos sont grossiers, ses yeux ne peuvent voir les choses telles qu'elles sont vraiment. De même, l'ivrogne empli du vin captieux de sa passion indisciplinée a, lui aussi, la parole embarrassée ; tout ce qu'il dit est honteux, pervers, vulgaire et ridicule ; lui non plus ne peut voir les choses telles qu'elles sont vraiment, parce qu'il est aveugle à ce que ses yeux lui montrent. Comme un homme à l'esprit dérangé ou quelqu'un qui a perdu la tête, il imagine voir partout la femme qu'il aspire follement à posséder. Peu importe combien de personnes lui adressent la parole à des rassemblements ou des banquets ; quel que soit le temps ou le lieu, il semble ne pas les voir ; toute sa convoitise est tendue vers cette femme, et il rêve de son péché ; il est soupçonneux de tout, et tout l'effraye ; sa situation ne vaut pas mieux que celle d'un animal pris au piège (*)

Jean Chrysostome, Huit homélies Adversus Judaeos, Homélie VIII (IVe siècle)

Point intéressant : l'assimilation de l'amoureux passionné (dans une histoire extraconjugale) au client compulsif des prostituées. L'un et l'autre ne voient partout qu'une seule femme. N'est-ce pas L*l*th, la démone première femme d'Adam ?

(*) For the man in love with a woman who is not his wife, the man who spends his time with prostitutes, is a drunkard. The heavy drinker cannot walk straight, his speech is rude, his eyes cannot see things as they really are. In the same way, the drunkard who is filled with the strong wine of his undisciplined passion is also unsound of speech; everything he utters is disgraceful, corrupt, crude, and ridiculous; he, too, cannot see things as they really are because he is blind to what he sees. Like a deranged man or one who is out of his wits, he imagines he sees everywhere the woman he yearns to ravish. No matter how many people speak to him at gatherings or banquets, at any time or place, he seems not to hear them; he strains after her and dreams of his sin; he is suspicious of everything and afraid of everything; he is no better off than some trap-shay animal.

 

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Une remarque intéressante de Marin Ferraz sur le saint-simonisme et la philosophie grecque

24 Février 2022 , Rédigé par CC Publié dans #Philosophie, #Christianisme, #Histoire des idées

Dans son Traité complet de philosophie, remarque Ferraz, le saint-simonien Buchez traite "la philosophie païenne à peu près comme un ecclésiastique bien connu a traité la littérature païenne, il en fait une sorte de ver rongeur qui mine et détruit insensiblement les fondements de notre société, et il propose de la remplacer par la philosophie chrétienne. Mais il ne s'aperçoit pas que remplacer la philosophie païenne, qui affirme et raisonne, par une prétendue philosophie chrétienne, qui affirmerait sans raisonner, ce ne serait pas remplacer une philosophie par une autre, mais supprimer toute philosophie. Qu'est-ce, en effet, qu'une philosophie d'où le raisonnement est banni et d'où la raison est absenter Cependant, si absurdes que soient les conclusions de Buchez, elles sont logiques. Elles sont la dernière conséquence de ce saint-simonisme qui sacrifie en tout et partout l'esprit critique à l'esprit organique, au point déplacer le moyen âge au-dessus des âges modernes et de préférer l'Inde et le Thibet à la Grèce et à Rome."

Eternelle question de savoir ce que la religion doit faire de la philosophie. Cela me fait penser à ce journaliste catholique américain que je relisais récemment et qui reproche à l'Islam d'être trop "sola scriptura" à l'égard des Grecs. Il ressort la thèse ecclésiastique classique selon laquelle les penseurs grecs païens sont déjà sauvés par leur propre philosophie du fait que Dieu se manifeste dans sa création, et s'est déjà révélé à eux par la raison. Saint Paul allant argumenter avec les philosophes grecs sur l'Aréopage...

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Un mot sur le patriotisme de Louis-Alexandre Piel

24 Février 2022 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire des idées, #Christianisme

Je voudrais évoquer aujourd'hui l'architecte chrétien Louis-Alexandre Piel (1808-1841) qui fait partie de l'arbre dominicain et dont j'ai découvert l'existence en travaillant sur Lacordaire. Cet architecte formé par la mouvance chrétienne rationaliste et moderniste liée au saint-simonisme (les buchéziens), était un passionné de l'art gothique (il avait effectué un tour des monuments gothiques d'Allemagne dont il avait fait un ouvrage, remarqué par Montalembert). Il suivait en cela l'enseignement de Buchez qui, dans l'Introduction à la science de l'histoire en 1833 avait écrit que le christianisme, religion de l'égalité et de la liberté, trouvait sa plus belle expression architecturale dans la cathédrale médiévale. "Vainement, écrit-il, on nous a dit que l’époque, où ces monumens (gothiques) furent construits, était un temps de ténèbres et de barbarie, que c’étaient des œuvres grossières, bizarres, dépourvues d’harmonie ; vainement on nous avait enseigné une théorie du beau, toute de convention et toute opposée ; vainement, en un mot, on avait fait tout ce qu’il était nécessaire pour en détourner nos regards. Notre siècle a ouvert les yeux, et, quelle que fût son incrédulité, il a été frappé d’étonnement, épris d’admiration et de sympathie. La présence de ces grands monumens n’a pas été sans influence sur le mouvement religieux qui a lieu en ce moment. On a compris l’unité ; et alors on a jugé comme une époque de décadence cette renaissance tant célébrée par lesécrivains et les philosophes du dix-huitième siècle. On a vu qu’elle était un retour au paganisme en toutes choses, dans les sentimens et dans les formes, aussi bien que dans les mœurs, c’est-à-dire le premier pas dans la carrière qui a eu pour terme l’anarchie où l’art se trouve aujourd’hui. On a compris enfin que l’art n’était point une affaire de délectation individuelle, mais une œuvre profondément sociale, et l’un des plus puis- sans moyens d’éducation et de conservation morale. "

Piel allait tenter de prouver que l'éclectisme, dont il vit les premiers signes poindre en Allemagne et associé selon lui à l'art pour l'art, était un échec, en offrant un projet de restauration de style gothique pur à l'église Saint Nicolas de Nantes, projet que n'accepta que partiellement le conseil municipal et auquel Piel finalement renonça en entrant dans les ordres.

Lié à Hyppolyte Réquédat, tous deux rencontrent chez Buchez (dans son école rue Chabanais dont le comte de Beaurepaire souligne le caractère viscéralement patriotique, ce que les biographies postérieures minimisent) Hyacinthe Besson (1816-1861) et d'autres jeunes qui partagent leur quête religieuse.  Par le bais de Réquédat, qui vient d’entrer dans l’archiconfrérie du Très Saint et Immaculé Cœur de Marie fondée par Charles-Éléonore Dufriche des Genettes (le plus souvent orthographié Desgenettes), curé de Notre-Dame des Victoires, à Paris, renoue avec la pratique religieuse, et fonde le 27 décembre 1839 à Notre-Dame des Victoires la confrérie Saint-Jean l’Évangéliste. La mort de sa sœur, le 2 décembre 1840 le convaincra d’abandonner l’architecture et faire le choix de prendre l’habit des frères prêcheurs, comme Réquédat. Après la mort de celui-ci d'une phtisie pulmonaire, il se donnera lui-même en sacrifice, pour la restauration de l'Ordre dominicain.

Intéressant ce qu'il écrit après avoir serré convulsivement les mains de la dépouille de Réquédat  : "Oh ! Dieu est un Dieu jaloux ! Nous lui payons aujourd'hui la dîme et les prémices!. Un meilleur Français pouvait-il mourir pour le rétablissement des Frères Prêcheurs en France? Qui a plus aimé la patrie? Qui se serait plus volontiers sacrifié pour elle? Il l'a fait : c'est une bénédiction pour nos travaux." Pour Piel, la restauration de l'Ordre dominicain était faite pour la France.

Cela venait aussi, en un sens, de Buchez, qui était très attaché au rôle de la France comme seul pays catholique d'Occident, fille aînée de l'Eglise qui a sauvé la papauté et suivi le Pape en tout (avec Clovis, avec Charlemagne, avec la création de l'Université), et qui risquait au XIXe siècle de périr face à la Russie : "La Russie est, vis-à-vis du reste de l’Europe, ce qu’était la Macédoine au temps d’Alexandre, vis-à- vis de la Grèce. Quant à nous, Français, il ne nous restera plus d’autre royaume que celui de l’intelligence. Puisse un tel avenir ne pas se réaliser !"

L'idée était de rendre à la France son statut de fille ainée, pour en faire un fer de lance de reconquête spirituelle du continent face à l'utilitarisme anglais et au rationalisme prussien.

 

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L'hommage de Théodore de Banville à Pierre Leroux (1871)

5 Février 2022 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire des idées, #Philosophie

Ils ne furent pas nombreux ceux qui, à l'heure du décès du socialiste Pierre Leroux, surent lui rendre l'hommage qu'il méritait. C'est que la gauche française en ce temps-là voulut le charger des péchés de l'échec de 1848, et, dans sa frange la plus révolutionnaire, souhaitait déchristianiser le socialisme, quitte à le passer au feu de la fausse scientificité marxiste allemande. Le poète Théodore de Banville (1823-1891) osa faire exception dans Le National, du 17 avril 1871 avec cet article :

"Pierre Leroux vient de mourir : c'était un juste. Nul plus que lui ne fut préoccupé des besoins, des souffrances, des déceptions que subit le peuple et des maux sans nombre qui accablent cet éternel martyr. Et non seulement il fut l'ami du peuple, mais il fut le peuple lui-même par le constant effort, par le travail, par la misère, qui le prit au berceau et qui ne l'a pas quitté jusqu'à sa mort.

Le front haut, les arcades sourcilières fermes et hardies, le regard puissant, le nez régulier, les lèvres charnues, le menton énergique et indiquant une invincible volonté, cette énorme chevelure crépue, frisée, farouche, indomptée, superbe, et ces robustes épaules de portefaix et de héros, tout en lui indiquait le créateur fait pour inventer et porter un monde. En effet, il a créé et porté laborieusement tout un monde de pensées, au milieu de gens qui souvent riaient de lui, comme on rit presque toujours des hommes qui ont en eux quelque chose de la flamme divine. Prométhée, aujourd'hui, sentirait son foie dévoré non par le vautour, mais par le ridicule, et se verrait cloué, non sur un rocher battu par des flots, mais dans cette mansarde froide et mal close que Balzac a tant de fois et si bien décrite.

Chez nous les réputations ne se font que par la bourgeoisie : aussi l'heureuse et facile célébrité appartient-elle de droit à la médiocrité frivole et aux œuvres dans lesquelles l'idée est servie à doses homéopathiques ! Pierre Leroux, disais-je, fut peuple ; il le fut, non seulement dans le sens propre et exact du mot, mais aussi dans le sens figuré et symbolique ; car il représente le peuple de l'avenir, instruit par son propre effort, ayant par un miracle de volonté déchiré tous les voiles, et travaillant lui-même à son affranchissement. Erudit comme Rabelais, sachant à fond le grec, l'hébreu, les langues vivantes, ayant fait le tour de toutes les théologies et de toutes les philosophies, que lui manqua-t-il donc pour arriver au succès ?

Ce ne fut pas le style assurément ; car il était passé maître en l'art d'écrire. Ni l'esprit non plus, car il avait à lui seul beaucoup plus que tous les amuseurs qui font profession d'en montrer. Mais précisément, sa science universelle était faite pour inspirer une légitime terreur aux savants de profession qui ne savent rien, et aux coryphées des académies, que de tels voyants embarrassent. De plus, on pardonne à un homme d'avoir quelques idées, mais non d'être, comme celui-là, une source féconde, intarissable d'idées. Autre crime : en écrivant sa Réfutation de l'Eclectisme contre Victor Cousin, Pierre Leroux avait eu le tort de s'attaquer à un de ces triomphateurs souriants qui ont dompté et enchaîné à leur service le bonheur et la fortune. Le Succès n'aime pas qu'on se refuse à adorer ses idoles, et il ne manque pas de punir, en s'enfuyant loin d'eux, ceux qui insultent ainsi sa puissance. On voit que l'auteur du livre De l'Humanité avait vingt bonnes raisons pour être et rester pauvre. C'est ce que le grand poète Henri Heine expliquait déjà dans ses lettres parisiennes de1843, avec son implacable ironie qui n'excluait ni l'admiration ni la tendresse.

"Je viens, dit-il, de commettre une indiscrétion en mentionnant la pauvreté de Pierre Leroux. Mais il m'était impossible d'éviter une semblable indication ; cette pauvreté est caractéristique, et elle montre que l'excellent homme n'a pas seulement compris par la raison la misère du peuple, mais qu'il y a pris part en personne, et que ses pensées reposent dans la plus terrible réalité. C'est ce qui donne à ses paroles une vie palpitante et un charme bien plus grand que la puissance du talent. - Oui, Pierre Leroux est pauvre, comme l'ont été Saint-Simon et Fourier, et la pauvreté providentielle de ces grands socialistes a enrichi le monde, enrichi d'un trésor de pensées qui nous ouvrent un nouveau monde de puissance et de bonheur. Dans quel affreux dénûment Saint-Simon a passé ses dernières années, personne ne l'ignore ; tandis qu'il s'occupait de l'humanité souffrante, de ce grand patient, et qu'il imaginait des remèdes contre son infirmité de dix-huit siècles, il tombait parfois lui-même malade de misère ; il ne prolongea sa pénible existence qu'en tendant la main. Fourier aussi était forcé de recourir à la charité de ses amis, et que de fois je l'ai vu, dans sa redingote grise et râpée, marcher rapidement le long des piliers du Palais-Royal, les deux poches de son habit pesamment chargées de façon que de l'une s'avançait le goulot d'une bouteille et de l'autre un long pain. Un de mes amis qui me le montra la première fois, me fit remarquer l'indigence de cet homme, réduit à chercher lui-même sa boisson chez le marchand de vin et son pain chez le boulanger. - Comment se fait-il, demandai-je, que de tels hommes, de tels bienfaiteurs de l'humanité, sont ici en France en proie à la misère ? - Il est vrai, répondit mon ami avec un sourire sarcastique, que cela ne fait pas grand honneur au pays tant vanté de l'intelligence ; il est vrai aussi, ajouta-t-il, que de pareilles choses n'arriveraient certainement pas en Allemagne : chez nous, le gouvernement prendrait tout de suite sous sa protection des gens de semblables principes, et leur accorderait gratis pour toute la vie la nourriture et le logement dans la forteresse de Spandaw ou dans celle du Spielberg."

Ce dernier trait est délicieux, mais il montre avec quel optimisme nous jugea toujours Henri Heine, car en réalité les penseurs chez nous ne sont pas plus garantis des forteresses que de la misère, quoique cette dernière prison soit encore celle qui les réclame le plus impérieusement. Les ouvrages de Pierre Leroux, tous d'une si haute inspiration et d'une si grande portée, sont innombrables ; mais que peut un auteur qu'on ne lit pas, quand même ses arguments seraient encore meilleurs qu'ils ne le sont et quand même son style redoublerait de force et d'habileté ?

Les articles de la Revue Encyclopédique, de l'Encyclopédie nouvelle, et de la Revue des Deux-Mondes, et surtout les livres intitulés Réfutation de l'éclectisme, où se trouve exposée la vraie définition de la philosophie - De la mutilation d'un écrit posthume de Théodore Jouffroy ; - De l'Humanité, de son principe et de son avenir ; - Sept discours sur la situation actuelle de la société et de l'esprit humain ;  - D'une religion nationale, ou du culte ; - Discours sur la situation actuelle de la  société  - De l'Humanité, solution pacifique du problème du prolétariat ; - Projet d'une constitution démocratique et sociale ; - Le carrosse de M. Aguado ou Si ce sont les riches qui payent les pauvres ; - De la Ploutocratie, ou du gouvernement des riches ; - Du christianisme et de ses origines démocratiques ; - De l'Egalité ; - Malthus et les économistes ou Y aura-t-il toujours des pauvres, et enfin les premières livraisons du poème philosophique La Grève de Samarez et la traduction du Livre de Job présenté sous la forme dramatique ; tous ces écrits, dis-je, ces travaux surhumains, ces ouvrages si divers et tendant tous au même but, auraient suffi sans doute à populariser dix écrivains, et je le répète, il ne leur a manqué véritablement qu'un seul mérite : celui de trouver des lecteurs. Quand on daigna lire Pierre Leroux, ce fut dans les livres où George Sand, aussi habile vulgarisateur que grand poète, s'était nourri de son esprit et inspiré de sa pensée ; dans Consuelo, dont on dit qu'il suggéra le plan à l'illustre écrivain, dans Spiridion, dans Le Péché de M. Antoine et dans Le Compagnon du tour de France. Mais ceci se passait à l'époque où l'on aimait encore les beaux romains composés et écrits comme des poèmes. Aux derniers jours de l'empire, quand la littérature de Clodoche et de la Comète eut décidément triomphé, le philosophe humanitaire n'eût pas eu beaucoup plus de chance d'être écouté sous la forme du roman que sous celle du discours, et s'il avait tenu absolument à faire exposer ses doctrines, il eût dû s'adresser pour cela aux auteurs de L'Oeil Crevé et du Petit Faust, c'est-à-dire aux seules gens qui avaient encore le privilège d'être écoutées, à un moment où il était de bon goût de mépriser le Dante aussi bien que Shakespeare !

Pierre Leroux d'ailleurs, s'il s'acharnait à chercher un remède à nos ennuis dissolvants et aux peines qui nous déchirent, ne s'obstinait pas à forcer l'attention et l'admiration de ses contemporains. Avec Proudhon qui si souvent l'attaqua d'une verte façon et ne lui ménagea pas la férule, il avait cela de commun que, comme lui, il fit vingt métiers pour vivre et pour faire vivre les siens, au lieu de se draper dans son orgueil et de se poser en prophète méconnu. Il savait les chiffres, les sciences mécaniques, la typographie, l'agriculture et, en vérité, on se demande ce qui lui manqua, si ce n'est cette légère dose de bêtise et de niaiserie prosaïque, sans laquelle nul ne saurait ici bas exercer aucune profession, pas même celle de poète. Reçu d'abord à l'Ecole polytechnique, où il ne peut entrer parce qu'il lui faut soutenir immédiatement sa mère restée veuve avec quatre enfants , nous le voyons tour à tour commis d'agent de change, apprenti chez un entrepreneur de bâtiments, où il sert les maçons, puis typographe, formant à ce métier qu'il vient d'adopter ses frères Achille, Jules et Charles Leroux, et enfin prote chez Panckourcke.

En 1821, il épouse une ouvrière aussi pauvre que lui (de ce mariage devaient naître cinq enfants) et recommence à travailler, à lutter. Il invente le piano-type, machine destinée à faire mouvoir mécaniquement à l'aide d'un clavier des caractères typographiques, puis trouve un procédé expéditif pour fondre les caractères, procédé qu'il ne put venir à bout d'appliquer, malgré l'aide que lui prêta généreusement M. de Luynes, car on sait qu'il n'est pas d'invention, si pratique et si simple qu'on puisse la supposer, qui ne commence par dévorer des fortunes !

C'est alors que M. Lachevardière, ami de Pierre Leroux, achète l'imprimerie Cellot, et fournit au philosophe des fonds qui lui  permettent de fonder le journal Le Globe, où ses collaborateurs Guizot, Villement, Remusat, Cousin, Léon de Malleville, Duvergier de Hauranne, Duchâtel n'eurent pas de peine à faire prédominer la politique courante sur la philosophie et à paralyser les efforts de celui qui les avait groupées autour de lui. Mais la vie littéraire avait commencé pour Pierre Leroux : son affiliation à la doctrine saint-simonienne qu'il abandonna par les plus honorables scrupules de la morale dès qu'il en connût les secrètes promesses, le Catéchisme écrit avec Jean Reynaud, ses travaux à la Revue des Deux mondes, à la Revue Encyclopédique, à la Revue Indépendante, les journaux L'Eclaireur et La Revue sociale, fondés et imprimés par lui à Boussac, où il avait réalisé parmi les ouvriers typographes les bienfaits pratiques de l'association, sont des choses connues de tous. On sait qu'en 1848 Pierre Leroux arriva à l'Assemblée, porté par cent dix mille votes, en même temps que Louis Bonaparte et Proudhon. S'il n'obtint aucun succès devant ses collègues, qu'il voulait naïvement occuper d'améliorer le sort des classes pauvres, ce n'est pas seulement parce qu'il s'abandonna à une telle illusion, qui montrait la pureté de son âme ; c'est surtout parce qu'habitué à parler le français des maîtres comme à l'écrire, il ignorait la lourde phraséologie parlementaire, et parce qu'il n'aurait pas su répéter toutes les cinq minutes : dans cette enceinte, en donnant à ces mots absurdes la longueur d'un vers hexamètre !

Jeté à Jersey par le coup d'Etat, chef alors d'une famille composée de trente-deux personnes, Pierre Leroux, après avoir inauguré des cours de phrénologie, dont le produit ne suffisait pas à nourrir son monde, put enfin grâce à une souscription faite par Jean Reynaud, se livrer à la saine, à la fortifiante agriculture, à laquelle il appliqua sa science profonde et son esprit d'innovation. Il a vécu dix années à Samarez, près Saint Hélier, et c'est là qu'il a découvert, qu'il a reconstruit le Livre de Job, montrant dans son admirable traduction qu'en ce merveilleux poème est écrite la passion de l'Humanité elle-même. Là éclate et se manifeste le grand poète ayant la claire, la fulgurante vision de l'avenir ; mais aussi quel miracle que ce commentaire dont il a accompagné le poème et dans lequel il traite Renan de Turc à More ! On y trouve la lucidité, la verve, l'érudition sûre d'elle-même, la raillerie élégante et fine de Paul-Louis Courrier. Ceux qui ignorent que Pierre Leroux, avec son éloquence enflammée et lyrique, posséda l'esprit le plus agile, le plus moderne, je dirais le plus parisien, si j'étais sûr d'être compris, peuvent savoir à quoi s'en tenir là-dessus en lisant ce pamphlet net et brillant comme une gerbe d'étincelles ! Et qu'il méditent aussi cette phrase, écrite par le philosophe, à propos du Livre de Job : Sans doute ce qu'il y a dans ce livre, ce qui n'est dans aucun autre au même degré, c'est que l'Art y est adéquat à la philosophie, ne formant ensemble qu'un tout aussi vivant que la vie même. Mais la lumière, une lumière que je ne puis m'empêcher d'appeler divine, ruissèle partout et de partout.

Pierre Leroux n'est plus ; son œuvre va apparaître ce qu'elle est, sous la main de la Mort, qui déchire tous les voiles !"

Du coup, je me suis un peu intéressé à Banville à ce qui a pu cimenter ses accointances pour l'inventeur du mot "socialiste". Ce n'est pas facile à trouver car Banville est un parnassien, le contraire d'un poète militant, et le contraire d'un chrétien ou au moins le type même d'un non-chrétien, alors que Leroux plaçait ses convictions christiques (hérétiques et sulfureuses sous l'influence de Fabre d'Olivet, mais hautement spirituelles) au cœur de son combat. J'ai soupçonné que, peut-être, il y avait une clé du côté de cette phrase : "il posséda l'esprit le plus agile, le plus moderne, je dirais le plus parisien, si j'étais sûr d'être compris". La complicité entre ces deux personnages (aujourd'hui inhumés dans le même cimetière, celui de Montparnasse) tiendrait au fait que les deux étaient fleurs du même humus, cette monstrueuse capitale dont Leroux a parlé avec éloquence. Pourtant Banville est né à Moulins, loin de Paris, mais comme fils de militaire il n'a pas de racine géographique familiale et l'on pressent que son vrai terreau fut la capitale où il fit ses études.

Jacques Bainville en 1912 le qualifie de "gamin de Paris, virtuose du burlesque et de la cocasserie en rimes"... Un gavroche des vers, en somme, comme Leroux l'aurait été de la théologie politique... Anatole France dans Le Temps du 15 mars 1891 vit dans Banville "un personnage de fantaisie, échappé d'une fête à Venise, au temps de Tiepolo". Bainville ajoute qu'il "aimait surtout les beaux costumes et plus encore les déguisements" et qu' "il a vu le monde comme un bal paré". C'est curieux car cet aspect de sa personnalité. Il aurait d'ailleurs eu du mal à admirer les tenues de Leroux dont la vieille redingote faisait jaser la presse bourgeoise en 1848-49.

J'avoue qu'aux remarques aigres de Bainville sur son presqu'homonyme, je préfère l'hommage d'Anatole France dans Le Temps qui rend justice à toute l'élégance de Banville, élégance qui, me semble-t-il, transparaît à merveille dans son éloge de Leroux. Théodore de Banville, l'homme au violon rouge, l'homme à la lyre, comme le roi David. Il est beau de recevoir un hommage mortuaire d'un tel homme.

Outre Paris, Banville et Leroux avaient en commun cette expression que je trouve encore sous la plume d'Anatole France : "Fait d'une ignorance absolue des lois universelles, son optimisme était inaltérable et parfait. Pas un moment le goût amer de la vie et de la mort ne monta aux lèvres de ce gentil assembleur de paroles". Certes chez Leroux le tragique ressortait davantage du fait de la vie terrible que lui et les siens menèrent. Mais il partageait avec Banville une douceur de tempérament exceptionnelle qui faisait sa grandeur.

Au delà de ces deux points communs, je peine malgré tout, en lisant et relisant la note nécrologique d'Anatole France, à comprendre la raison profonde qui a pu pousser Banville, un homme pour qui le Beau "était un voile ingénieux à jeter sur la réalité, une housse, une nappe brillante pour couvrir le lit et la table de Cybèle" pour "toujours nuer, nacrer, iriser l'univers et porter sur la nature un regard féérique qui l'inondait d'azur et de rose tendre"... à aller rejoindre avec des termes justes dans son noir exil de Samarez le vieux Leroux, et non seulement lui, mais aussi l'ombre de ses infortunés partisans : Thoré, Dussoubs, Faure, Bac, Pauline Roland etc.

Il faut peut-être simplement prendre acte du fait, sans chercher à comprendre, que parfois de telles convergences se produisent. Cela fait partie du mystère des êtres. La rose appelle l'obscurité. Parce que la rose n'est peut-être pas si rose, ou l'obscurité si obscure. Banville n'était peut-être pas tout entier, pas seulement, ce sectateur des "Vénus vénitiennes" purement décoratives qui "ne savent pas un mot de mythologie", que ses contemporains croyaient connaître.

En tout cas il ne le fut pas, quand il écrivit sur Leroux.

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César et Pompée adeptes du culte de Mithra ?

17 Janvier 2022 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire secrète, #Histoire des idées

Un chercheur indépendant russe, Alexei Menyailov, attire mon attention par mail sur son article publié sur Academia.edu sur la fin de la République romaine. Sa thèse : le culte de Mithra était la religion secrète des pirates vaincus par Pompée, hommes de cœur (ou "bandits d'honneur" si l'on veut) "purifiés" par la prison. Pompée, après les avoir écrasés sur mandat du Sénat, les plaça à la tête de ses légions, ce qui prouverait qu'il a adopté leur religion. César, comme Pontifex maximus et ami de Pompée, aurait aussi adopté ce culte, seul capable de structurer l'élite morale de la romanité, et aurait manifesté cette affiliation en allant mourir au pied de la statue de son ancien gendre et rival, aux ides de mars 44 av. J.-C., dans la partie du théâtre réservée aux répétitions (ce qui marquerait une analogie avec les mystères cachés des cultes).

Echafauder des hypothèses sur les sociétés secrètes est très aléatoire (même si je m'y suis un peu essayé en 2014 à propos de Marseille et de Pythagore). Je me demande bien quels indices historiques peuvent faire penser que les pirates auraient adopté la religion de Mithra, ou même que Pompée les aurait nommés à la tête de ses légions. Quant au choix de César de mourir au théâtre de Pompée, on peut cultiver quelque doute sur ce point, vu qu'il n'avait, semble-t-il, jamais écouté les devins qui lui annonçaient son décès proche. Je pense que si César ou Pompée ou les deux avaient adhéré au mithraïsme, des amateurs de spiritualité comme Lucain ou Plutarque se seraient empressés de le faire savoir dans leurs écrits respectifs...

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Phrénologie et magnétisme au XIXe siècle

8 Janvier 2022 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire secrète, #Histoire des idées

Une parascience célèbre dans les années 1830-1840 fut la phrénologie, étude des caractères humains à partir de la forme du crâne. Toute la mouvance républicaine et socialiste s'y intéressa. Pierre Leroux écrivit à son sujet, George Sand avait à Nohant un crâne avec lequel elle pratiquait (ce qui faisait fuir son jardinier rempli d'épouvante), et l'on a vu que le sulfureux Mapah, fils de modiste, avait aussi fait ses premières armes dans la phrénologie.

Le socialiste Théophile Thoré, critique d'art, ami de Leroux, allait aussi se distinguer dans ce domaine, ainsi que dans la magnétisme. Né en 1807, il avait été initié dans ses jeunes années (les années 1830) à cet "art" par l'anatomiste Pierre Marie Alexandre Dumoutier (1797-1871), disciple de Gall et de Spurzheim.

Les prouesses de Dumoutier en disent long sur le caractère "magique" de sa science. En 1832, le Bulletin Phrénologique, recopiant un article du National, raconte comment, commis par le doyen de la Faculté de médecine, sur une scène de crime au 81 rue de Vaugirard à Paris, Dumoutier, en présence du procureur du roi et des deux prévenus, erassemble les débris d'un squelette. Puis, les ayant examinés, ainsi que le crâne, il dit qu'il s'agit d'une femme."L'étal des sutures lui fit, penser, dit le journal, que cette femme devait être déjà avancée en âge. Il ajouta qu'il devait y avoir plusieurs années qu'elle était inhumée. On peut imaginer facilement l'intérêt que présentait cet examen à ceux qui étaient informés de ce qui le motivait. La physionomie des prévenus témoignait qu'ils n'y étaient pas indifférens, d'autant plus que les observations du savant anatomiste tendaient à confirmer une accablante identité. Mais leur surprise et celle des spectateurs fut au comble, quand M. Dumoutier, continuant ses remarques, commença à parler de là personne dont il tenait la tête, et assura qu'elle devait être avare, disposée aux emportemens, ajoutant d'autres détails, qui tousse trouvèrent parfaitement d'accord avec ce qu'on connaissait de l'humeur de la veuve Houet."  Le journal ajoute avec pertinence "Deux siècles plus tôt, ainsi que le fit observer M. le procureur du roi, que semblable divination eût conduit son auteur droit à un bûcher. Et cependant, M. Dumoutier n'est pas un magicien, mais tout simplement un élève distingué de Gall et Spurzheim." 

Evidemment la supercherie en l'espèce tient précisément au fait que Dumoutier avait quelque chose du sorcier, puisqu'il pratiquait aussi le magnétisme en compagnie de son disciple Thoré ("nous nous occupons ensemble de phrénologie et de magnétisme" écrivait ce dernier à sa mère le 20 juillet 1833). Il était donc aussi médium, mais cela, on ne pouvait le savoir qu'en lisant la correspondance de Thoré. La presse "pseudo-scientifique" autour de la phrénologie se gardait bien de le dire, et peut-être ne le savait même pas.

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